Marche ludique

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Tout commença à vive allure au cimetière Notre-Dame-des-Neiges. Enfin, c'est plutôt l'observation à posteriori du fait qui donna cette impression de fulgurante rapidité, et même de localité, parce qu'on sait bien que ça s'était passé un peu partout, enfin on le présume, vu la pandémie qui en a suivi et l'état de panique généralisée qui contribua à semer la confusion quant au lieu, la date exacte, la durée et surtout la signification de l’événement. Nous étions, Zack, George et moi-même, Lucio (enchanté!), en train de fumer un bat sur la tombe de Richard Blass. C'était une habitude qu'on avait prise, se réunir autour de grands noms québécois pour boire ou en fumer un gros en leur honneur. Nous faisions parfois également des prestations ironiques, comme lire les mémoires de Pierre Elliott Trudeau devant la tombe de Falardeau ou faire un strip-tease en face de la morgue. Toutes ces folies nous amusaient bien fort, nous aimions crier à tous ces morts que nous étions vivants, qu'on les emmerdait et que toute leur mémoire et leur poussière ne pouvaient rien contre notre vitalité.  

Ayant fini le bat, nous réalisâmes que c'était tout ce qui nous restait de drogue et la petite troupe que nous étions décida alors de se mettre en route vers le Mont-Royal en quête de nouvelles aventures. Alors qu'on passait devant le crématoire, nous vîmes, de loin, deux hurluberlus portant des sacs pleins de petites choses qui grouillaient et qui ressemblaient à des bras et à des jambes. Je m’immobilisai, éperdu devant cette scène singulière, après quoi mes deux comparses dont l'hilarité était au maximum (c'en était vraiment du bon) m'empoignèrent et m'emportèrent vers de plus verts horizons.

Nous déambulâmes l'avenue Mont-Royal jusqu’à ce que nous croisâmes des punks. Je demandai à l'un s'il vendait du MDMA alors qu'un autre s'obstinait avec George quant à savoir s'ils étaient des vrais punks ou pas. Nous arrivâmes clopin-clopant aux tam-tams et nous nous mîmes en recherche du Saint-Graal. Zack courait tout excité, hurlant qu'il avait trouvé un gars qui connaissait quelqu'un qui vendait du mush. Moi, ce genre de combine me rendait perplexe, alors je laissai George accompagner Zack dans son plan foireux et ouvris l’œil, assis devant la grosse statue des tam-tams. Je me souviens avoir été surpris du peu de monde qui se trouvait sur place... et, étonnamment, aucun dealer! Je vis un vieux monsieur aux cheveux blancs et lisses, la chemise tachée d’encre rouge et qui mangeait ce qui ressemblait à un chien cru. Ça me mit un peu mal à l'aise, et même si le buzz commençait à se faire moins intense, je mis ça sur le compte du joint, parce qu’effectivement, deux secondes plus tard, le vieux n'était plus là. Je restai là abasourdi, je ne sais combien de temps, puis les deux autres me rejoignirent, Zack courant à perdre haleine, alors que George traînait de la patte. Zack se mit à crier qu'ils s'étaient fait attaquer par deux maniaques qui leur couraient après en essayant de les mordre. George ajouta avec irritation qu'ils ne couraient pas. Je répondis qu'on s'en foutait, et avaient-ils le mush bordel de crisse. Il se trouvait que oui, et qu'en plus ils avaient encore l'argent qu'ils n'avaient pas eu le temps de donner au dealer parce que ce dernier s'était fait manger par les maniaques qui couraient peut-être ou peut-être pas.

-Ils l'ont mangé? Coudonc, c'était des zombies ou quoi ? demandai-je.

- Ce n'était pas des zombies! dit Zack.

- Pourquoi?

- Parce que ça ne se peut pas!

Cela étant dit, nous avions du mush, et il fallait en faire quelque chose. Ça avait toujours été un fantasme pour nous d'aller au biodôme en faisant des drogues hallucinogènes. Nous engloutîmes donc le mush et descendîmes Duluth jusqu'à St-Denis vers le métro le plus proche. Sur St-Denis, nous croisâmes d'autres individus louches, tachés de rouge. La théorie du zombie se faisait de plus en plus crédible, jusqu'à ce que George se demandât à haute voix : « C'est-tu la marche des zombies aujourd'hui, ou quoi? » En passant devant le Renaud-Bray, Zack nous demanda de l'accompagner à l'intérieur, car il voulait s'acheter un livre, mais le rez-de-chaussée rempli de zombies nous convainquit de passer notre tour. 

Nous prîmes le métro et débarquâmes à Berri-UQAM pour le transfert à la ligne verte. Je tentais d’expliquer la marche aux autres passagers, de plus en plus inquiétés  par les zombies qui étaient, je dois l'avouer, assez convaincants, mais le mush faisait ses premiers effets et j'avais de plus en plus de mal à être cohérent, ce que ne fit qu'augmenter le malaise général de la chose en question. Il faut dire que plusieurs participants faisaient semblant de se faire mordre. Certains avaient éparpillé des membres ensanglantés de toutes sortes, d'autres étaient allongés par terre, feignant la mort ou l'agonie, d'autres encore allaient jusqu'à crier et courir en cercles, brandissant des moignons de chair et d'os, ce qui rendait le tout très réaliste. Ça nous avait pris jusqu'à la station McGill pour réaliser que nous avions pris la mauvaise direction, mais nous étions sérieusement partis sur un trip et notre temps de réaction était plutôt long. En débarquant du wagon (baptisé en blague par le joyeux trio « Le train de la terreur »), George réalisa que le centre Eaton était juste à côté et qu'il voulait s'acheter plein de trucs, tant qu'à faire. Pendant que j'essayais de lui expliquer que la foule me faisait de plus en plus badtripper, Zach bavait, la tête penchée, en regardant une vitrine pleine de néons. Finalement, je me laissai convaincre d'y faire un tour (les jeux d'arcades étaient un argument décisif). Évidemment, nul besoin de préciser que je ne me rendis jamais aux arcades : les multiples accessoires de la Tour de Jeu étaient bien trop fascinants, et d'ailleurs, je ne pouvais pas laisser George seul trop longtemps, car ça faisait 10 minutes qu'il passait à rire comme un abruti en marchant sur un escalator en sens contraire. 

Le centre commercial devenait étrangement désert, et mis à part quelques zombies qui traînaient ça et là et certains passants qui faisaient semblant de paniquer, il n'y avait pas âme qui vive, ce qui me poussait à me demander pour qui ces participants jouaient leur comédie. Ce questionnement fut interrompu par Zack qui me supplia de le prendre en photo avec mon téléphone pendant qu'il faisait semblant de sucer une effigie de Donkey Kong en carton dans le GameBuzz. Je tentai de communiquer avec l'un des zombies, mais il était trop pris dans son rôle, et essaya même de me mordre. Je le poussai pour lui faire savoir que je n'embarquais pas dans le jeu. Néanmoins il se fit de plus en plus insistant. Comme je n'avais pas vraiment envie de me chicaner, je lui offris une bar Mars qu'il engloutit goulûment en s'en mettant partout et sans oublier de baver à profusion. Le tout me parut assez ludique et je le regardai se battre d'une manière ma foi assez divertissante contre le papier d'emballage. George vint me rejoindre en mâchant un pita qui avait été abandonné en panique sur une table. Le zombie, qu'on baptisa Big Daddy en raison de sa corpulence et de sa grosse barbe de motard, nous regardait maintenant avec des bouts de cervelle pognés dans ses poils faciaux.  

Alors que nous commencions à nous demander où était Zack, il nous rejoignit tout en sueur, en criant qu'il fallait absolument le suivre. Nous passâmes par la Place Montréal-Trust, suivis lentement mais sûrement par Big Daddy. Pour taquiner Zack qui était bien trop pressé, George et moi faisions tout notre possible pour marcher inefficacement : nous boitions parmi les décombres des ossements et cartilages qui craquaient sous nos pieds traînants. Le sol était plutôt humide et glissant, ce qui fit qu'on tomba plusieurs fois par terre. Nous étions donc les trois tachés de rouge, couleur qui recouvrait l’entièreté du sol. Arrivés au Cinéma Banque Scotia, Zack nous exposa son plan. Le cinéma était abandonné pour des raisons obscures, mais certaines projections avaient débuté sans que personne ne songeât à les arrêter. Le pop-corn était également laissé sans surveillance. Quelques zombies nous regardaient passer, mais ne réagissaient pas vraiment, puisque la chair humaine était pratiquement omniprésente dans ce lieu luxueux en agréments. Je pris un gros seau et le remplis de divers organes pour Big Daddy et nous nous immisçâmes discrètement tous les quatre parmi quelques zombies qui étaient déjà assis dans la salle en train de regarder le dernier film d'action de Tom Cruise. Assis ainsi dans une énorme salle en son surround, regardant la crème du grand divertissement sur écran géant, plongé dans un simili silence de la salle ponctué quelques fois de gémissements et mâchonnements automatiques, et piquant à Big Daddy quelques morceaux de chairs qui étaient quand même assez mangeables, je me disais que ces zombies demeuraient malgré quelques inconvénients assez sympathiques, et que la fin du monde n’était pas si pire finalement.



Le texte complet sur : https://revueh.com/2020/10/marche-ludique


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