In the Guise of Truth

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La fillette se disait qu’à l’échelle du cosmos, il n’y avait pourtant rien de plus banal que la nuit la plus obscure. Qu’au contraire, c’était bel et bien le jour qui constituait la plus extraordinaire des exceptions. Une exception malheureusement beaucoup trop rare et d’une durée presque négligeable. À l’échelle du cosmos.

Le père, quant à lui, se contentait de considérer silencieusement le fait que le lendemain matin – même ici, loin des lueurs de la ville – il n’aurait pas besoin de cinq doigts dans une seule main pour compter les rares insectes qui se seraient écrasés contre le pare-brise de sa voiture durant leur long trajet nocturne. Cela devait faire une bonne dizaine d’années que c’était comme ça. La terre offrait aux automobilistes une expérience de plus en plus aseptisée. 

Cela devait aussi faire une bonne heure que la route qu’ils empruntaient à bord de la vieille Subaru était bordée de chaque côté par une forêt d’un noir si absolu que les cimes filantes des épinettes semblaient à la fillette avoir été découpées au scalpel – à même l’obscurité bleue et scintillante du ciel – par une divinité malveillante. 

La voiture n’en roulait pas moins à une bien vive allure sur cette route perdue de l’Illinois. Un panneau jaune venait d’annoncer un feu de circulation à 300 pieds. C’était le premier depuis trente minutes. Il était temps de ralentir un peu. 

*

-Papa ?

-Oui, Clara ?

-Il y a un mec avec un gros couteau et un drôle de masque blanc qui fait du pouce en-dessous de la lumière rouge, juste là.

-Haha ! Je sais pas si j’appellerais ce type un « mec ». Ça vient de ta mère ce mot-là ? Mais oui, je l’ai vu. Le gros couteau, c’est un couteau de cuisine.

-Anhan… mais papa… le type… il porte une salopette foncée toute tachée de rouge… on dirait du sang…

-Je sais. C’est un costume de Michael Myers. C’est le méchant dans Halloween. Tu connais pas ce film ?

-Ben… pas vraiment.

-Ouain, c’est vrai que j’imagine très mal ta mère te laisser regarder ça. C’est une vieille série de films d’horreur. Ça commence dans une banlieue où des jeunes se font tuer par un ancien détenu psychopathe qui avait tué sa sœur lorsqu’il était adolescent. Le genre de type qui incarne un mal aussi absolu qu’inexplicable. 

-Ok… un mal absolu… et le type… est-ce qu’il veut nous faire peur ?

-Oui, enfin... je pense surtout que c’est une blague.

-Ah ?...

À cause de l’Halloween. C’est un déguisement. 

-Comme nous ?

-Pas tout à fait comme nous, mais oui… C’est pour faire peur aux automobilistes. Il doit se planter en plein milieu de la rue pour forcer ceux qui passent par ici à s’immobiliser devant lui. Ça doit faire un effet vraiment fort lorsque la lumière est verte… on peut rouler très vite ici…

-Ah bon… Mais papa ?

-Oui ?

-Je comprends pas ce qui est écrit sur sa pancarte.

-C’est en anglais. Will kill for a ride. Ça veut dire qu’il serait prêt à tuer pour qu’on l’embarque. Ça aussi c’est une blague.

-Ah ?

-De l’humour noir… il ne va tuer personne pour vrai. Je pense qu’il serait le premier surpris si quelqu’un s’arrêtait pour l’embarquer. 

Ah… Je pense que je comprends… mais…

-Oui, Clara ?

-Tu penses qu’on pourrait l’emmener avec nous ?

-T’es sérieuse ?

Oui papa. Je suis sérieuse.  

-Là ? Maintenant ?

Oui papa.

*

Ce n’était pas le premier type vaguement louche qu’ils embarquaient depuis le début de leur voyage à travers les États-Unis. D’abord parce que c’était une façon très peu risquée mais néanmoins plutôt rentable de rompre la monotonie. Les routards ont toujours beaucoup d’histoires insolites à raconter. Ou d’opinions plus que douteuses à exposer. En fait tout le risque était là. D’autant plus que la fillette ne comprenant pas encore assez bien l’anglais, elle exigeait que le père lui traduise toutes les conversations. Cette fois ils avaient eu de la chance. L’habit ne faisait certainement pas le monstre. Il se trouvait que le nouveau passager – My name is Beckett, but please just call me Beck – parlait très bien français et il s’était aussi révélé, au soulagement du père, qu’il ne s’exprimait pas comme l’un de ces trop nombreux illuminés de droite qu’ils avaient croisés sur leur route. Quant à la fillette, elle le trouvait tout de même plutôt joli sans son masque.  

On apprit bien assez vite que la soirée de Beck ne s’était pas révélée un grand succès. Les voitures étaient somme toute assez rares, les réactions moins hilarantes qu’embarrassantes, et l’ami avec qui il avait commencé ce qu’ils avaient appelé their secret Halloween operation – un dénommé Antony qui s’était lui-même désigné responsable de filmer tout cela – était parti chercher de nouvelles piles pour sa caméra qui venait de tomber en panne. Cela n’aurait dû prendre que trente minutes. Beck avait décidé de l’attendre à l’intersection pour profiter un peu du silence. Sauf qu’après plus d’une heure Antony n’était toujours pas revenu. Et le cellulaire de Beck aussi était maintenant en panne. Il était donc vraiment ravi qu’on puisse enfin le ramener chez lui. C’était à une trentaine de minutes seulement. Il n’y avait qu’à continuer tout droit. 

*

-Et vous ferez tout ce chemin sur des routes secondaires ? Ce sera très long, non ?

-On n’est pas pressés. Et ma fille n’aime pas les autoroutes. Ça lui donne mal au cœur.

-Je vois… et que ferez-vous à Bingham, New Mexico ?

-On se rend au site du Trinity test. Vous savez ? C’est là qu’on a fait détonner la première bombe atomique pour le projet Manhattan.

-Wow ! Robert Oppenheimer. Now I am become death the destroyer of worlds. C’est un site touristique ? Isn’t it still radioactive ?

-Il y a un peu de tourisme, oui. Et oui, c’est encore dix fois plus radioactif que la moyenne à la surface de la terre. Mais l’exposition n’est plus considérée dangereuse pour l’être humain. Ma fille et moi ne courrons aucun risque. 

-Et qu’allez-vous faire à cet endroit ?

-Nous cherchons des sources de radioactivité pour développer les superpouvoirs de ma fille… 

-Papa !?!

-C’est beau Clara, ne t’inquiète pas, on fait des blagues. Est-ce que je continue encore tout droit à la prochaine intersection ?

-You’re a funny guy ! Oui. Il faudra tourner à droite dans quinze minutes. Moi, si je pouvais faire un voyage comme vous, j’irais à Area 51

-Vous croyez sérieusement à ces histoires d’extra-terrestres ? 

-Oui, mais ce n’est pas ce que tout le monde pense. C’est un centre de coordination stratégique entre les reptiliens d’Alpha Draconis et le complexe militaro-industriel mondial. Nous ne sommes que du bétail pour ces gens-là. Mere sheeple.

-Mais papa !?!

-Excusez ma fille. Elle peut être impressionnable. J’imagine que vous n’êtes pas sérieux…

-Hahaha ! Quoi ? Vous n’êtes pas d’accord ? The truth is out there !

*

Il peut être difficile pour un être humain de se mettre à la place d’une mouche qui aurait eu la malchance de se trouver sur le chemin d’un véhicule roulant à toute vitesse. Une simple règle de trois permet toutefois d’établir qu’un véhicule roulant à seulement 50 miles à l’heure parcourt plus de 22 mètres en une seconde. Une mouche commune ne pouvant guère parcourir plus de 2 mètres en cette même seconde, on peut tirer de ce grand écart de vitesse deux conclusions fort simples. D’abord, on peut dire que dès que la mouche s’est engagée sur la trajectoire du véhicule, il est déjà trop tard pour elle. Peu importe ce qu’elle fera pour s’évader, elle est pour ainsi dire déjà morte. Ensuite, si l’on imagine les mouches dotées d’un minimum de vie intérieure, une vie intérieure où – étant donné leur durée de vie de vingt jours et la rapidité fulgurante de leurs réflexes – tout se déroulerait beaucoup plus lentement que pour un être humain, alors il faut aussi s’imaginer que cette mouche doit être capable de voir venir en un temps qui lui paraîtra interminable, mais se révélera néanmoins plus bref que sa capacité à réagir, l’inévitabilité de sa propre mort. À ce compte il vaudrait bien mieux ne jamais rien voir venir. 

C’est ce à quoi réfléchissait le père pendant que la fillette discutait avec leur passager. Ils étaient encore à dix minutes de l’intersection à laquelle ce dernier avait demandé de tourner à droite. Beck était-il à même de sentir, ne serait-ce qu’inconsciemment, qu’il n’allait jamais parvenir jusqu’à l’intersection ? Même après toutes ces années, le père se disait qu’il se révélait toujours bien difficile d’imaginer à quoi pouvait ressembler la vie intérieure d’un autre humain. 

*

-Mais vous vous trompez à propos des aliens. Ils ne viennent pas d’Alpha Draconis.

-Ah non ? Haha ! Et d’où viennent-ils alors, my young lady

-Des zones sombres de la galaxie. Ce sont des ombres tristes et très anciennes, qui n’ont jamais vécu dans la lumière. Elles viennent parfois parmi les êtres humains pour s’installer en eux. Elles ne sont pas vraiment méchantes. Elles souhaitent seulement comprendre. Comprendre par nos yeux le mystère du monde lumineux. Sauf qu’elles arrivent bien mal à s’adapter. Leurs hôtes finissent toujours par… 

-Clara !

-C’est beau papa, ne t’inquiète pas, on fait des blagues.

-Haha ! Tu as beaucoup d’imagination ! Et pourquoi les hôtes n’arrivent-ils pas à s’adapter ?

-C’est parce que la présence d’une ombre endommage progressivement le cerveau de l’hôte. Enfin pas tout le cerveau. Seulement la glande pinéale. Elle finit toujours par s’atrophier au bout de quelques mois. Alors il faut soit s’emparer d’un nouvel hôte, soit mettre la main sur une nouvelle glande pinéale.

-Wow ! Et personne ne s’en est rendu compte jusqu’à maintenant ?

-Très peu de gens. L’opération est très rapide et ne laisse presque aucune trace. De toute façon les êtres humains ne se servent à peu près plus depuis longtemps de cette glande. 

-Wow…

-Je peux même vous montrer comment ça se passe…

-Ah oui ?

-Regardez-moi dans les yeux. Surtout ne fixez votre regard sur aucun objet. Tout devient calme et silencieux. Infiniment calme et silencieux.

-On dirait que tes yeux… Ta bouche… Something is crawling out ! What are you ?!?

*

Bien qu’elle ait été considérée par Descartes comme le siège de l’âme – de même que par une longue tradition ésotérique comme l’organe du troisième œil – d’un point de vue médical, la glande pinéale, ou épiphyse, n’est rien de plus – et rien de moins – que cette glande endocrine de l’épithalamus qui assure la sécrétion de la mélatonine en fonction du temps de la journée, assurant ainsi la régularité du rythme circadien. Sans épiphyse, un être humain éprouverait de la difficulté aussi bien à demeurer endormi qu’à demeurer éveillé, et ne saurait sans effort volontaire constater les changements dans le niveau ambiant de luminosité.     

C’est peut-être pour cette raison que, les yeux hagards et étourdi, Beck mit du temps à reprendre conscience de la situation. Il ne comprit pas immédiatement qu’il titubait en plein milieu de la route. Il ne songea pas non plus à remarquer le changement de luminosité lorsqu’une qu’une voiture filant pleins phares émergea soudainement d’une courbe pour venir le heurter de plein fouet.  

C’était Antony qui revenait avec de nouvelles piles pour sa caméra, accompagné de sa petite amie Melissa, qui poussa le plus primal des hurlements lorsque le masque de Michael Myers vint se fracasser contre le pare-brise de la voiture. -



Le texte complet sur : https://revueh.com/2020/10/in-the-guise-of-truth


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