Maudit appartement

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Charles remonte les couvertures sous son nez. Dans la pénombre, une agitation le prend : c’est sa première nuit dans son appartement — disponible à un moment opportun, mais tout de même inhabituel. Le propriétaire avait d’ailleurs évoqué le départ de son ancien locataire :

— Décédé… mais à l’hôpital, pas ici ! Des problèmes de sommeil, un début de démence aussi. Il entendait des choses dans les murs, menaçait d’aller vivre en condo, ils en construisent plein dans le coin… mais rassurez-vous, c’est très calme ici. Le bonhomme cherchait des prétextes pour se plaindre, peut-être pour que j’augmente pas son loyer, vous comprenez ? 

Charles avait acquiescé machinalement. Il appréciait les lieux, avec ses grandes pièces, ses plafonds hauts et ses planchers de bois franc. Dans la cuisine, les portes d’armoires restées ouvertes piquèrent sa curiosité.

— Vous avez dû repeinturer ou rénover ?

Le propriétaire les referma avec empressement :

— Non, non, ça a toujours été très propre ici. C’est juste un vieux bâtiment qui joue un peu avec l’âge, c’est pour ça que certaines portes tendent à s’ouvrir toutes seules.

Sous les couvertures, Charles sent l’engourdissement de la fatigue le conduire vers le sommeil, quand, soudain, un grattement l’alerte. Celui-ci semble provenir du plafond, pour descendre le long du mur, juste de l’autre côté du plâtre. Il frappe contre la paroi avec le plat de sa main et tout s’arrête.  

* * *

Les premiers rayons de soleil réveillent un Charles blafard. Il se traîne vers la cuisine, mais fige un instant : il a cru entendre à nouveau les grattements. Il tend l’oreille, mais plus rien. Silence total. Un frisson lui parcourt l’échine : les armoires sont toutes entrouvertes. Il n’a pourtant rangé aucune vaisselle, hier, et personne n’a touché à ces portes.

Certaines portes tendent à s’ouvrir toutes seules.

Charles se rue pour les refermer. De l’autre côté, il note une odeur, un parfum étrange, rance, chargé d’ammoniaque. Il rouvre les armoires, mais ne voit que des tablettes vides. Apparemment, c’est le bâtiment qui sent ça : pas aussi propre que le propriétaire le prétendait.  

Le grattement a repris au salon, mais cesse dès que Charles y accourt, tout juste avant de se faire entendre de nouveau dans la chambre. Il s’agit d’un son ténu, mais aigu, une vibration sonore que l’on ne peut oublier à cause de son intensité changeante et qui chatouille les nerfs, provoquant une envie irrépressible de se gratter. Elle se tait dans une pièce occupée, simplement pour s’animer de plus belle ailleurs. Charles, qui a tourné en rond toute la journée, a l’impression que les lieux réagissent à sa présence : un appartement qui murmure en solitaire, mais qui se tait brusquement à son arrivée. Épuisé et abattu, il se met au lit tôt, mais les bruits étranges et les mauvais rêves le bordent. Il échoue à s’endormir.

Des problèmes de sommeil, un début de démence aussi.

Les yeux fermés, on dirait que les cloisons grouillent et s’activent. L’appartement n’apprécie apparemment pas son nouveau locataire, il aurait mieux valu pour lui de devenir propriétaire.    

Un couinement fait sursauter Charles, l’extirpant de sa torpeur. Il bondit et tape sur les murs pour les réduire au silence. Qu’ils se taisent ! Dans la cuisine, il allume et se rue vers les armoires à nouveau entrouvertes. Les yeux à quelques centimètres des tablettes, il trouve enfin quelque chose : une rangée de petites crottes. Son appartement est hanté de rongeurs.   

* * *

Le lendemain se lève sous le signe de la contre-attaque. Tombant sur le répondeur du propriétaire toute la journée, Charles décide de prendre les devants et d’acheter lui-même quelques trappes. Où les placer ? Quel appât choisir ? Va-t-il réellement attraper quelque chose ? Il se couche plein d’appréhension, mais le claquement sec du piège retentit dans la nuit et le rassure sur ses capacités d’exterminateur. Le sommeil le gagne aussitôt.

Au petit matin, les pièges sont effectivement pleins de leur prise. Charles les réamorce et le claquement létal résonne dès qu’il quitte la pièce. Estimant le problème plus grave que prévu, il fait le tour des quincailleries pour acheter plus de munitions.

De la plaquette de bois, le cadavre du rongeur glisse dans la poubelle et Charles bande à nouveau le ressort afin de remettre le piège en place. Un autre se déclenche aussitôt, un autre, et un autre. Ses mains s’activent de plus en plus vite, récoltant au passage l’odeur rance de la mort. Dans l’appartement, le bruit du déclenchement des trappes devient aussi fort et régulier que le son d’une mitraillette. 

Après des heures, la raison de Charles atteint ses limites. Il crie et frappe le mur, perçant la surface. Voyant grouiller de l’autre côté, il s’empare d’un marteau pour frapper de plus belle. Du trou béant se déversent des hordes de souris. Le plâtre continue de s’effriter et dévoile que le mur était constitué de masses de rongeurs frétillantes.

* * *

De l’extérieur, on vit le bâtiment s’effondrer, libérant des nuées de souris qui déferlèrent dans la rue. On ne trouva aucune trace du corps de Charles. Un an plus tard, à l’endroit même, furent construits des condominiums, ceux qui se reproduisent plus vite que la vermine.



Le texte complet sur : https://revueh.com/2020/10/maudit-appartement


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